Nous le savons tous ici, les relations entre
l’Eglise et l’Etat ont été conçues
et vécues de bien des manières, dans une dialectique
de tension continuelle. Le phénomène religieux
ayant toujours revêtu des formes sociales, l’Etat
s’est constamment intéressé à lui
pour le favoriser, le contrôler ou l’utiliser.
Ces relations sont inévitables, dans la mesure même
où les deux sujets du dialogue s’intéressent
au bien spirituel et matériel de la même personne, à la
fois fidèle de l’Eglise et citoyen.
On doit citer à ce propos ce que dit la Constitution
conciliaire Gaudium et spes dans son n.76 : “La communauté politique
et l’Eglise sont indépendantes l’une de
l’autre et autonomes. Mais, toutes deux, quoiqu’à des
titres divers, sont au service de la vocation personnelle
et sociale des mêmes hommes. Elles exerceront d’autant
plus efficacement ce service pour le bien de tous qu’elles
rechercheront entre elles une saine coopération, en
tenant également compte des circonstances de temps
et de lieu” (§ 3).
Mais l’Eglise, bien que se servant de moyens temporels
pour accomplir sa mission, “ne place pas son espoir
dans les privilèges offerts par le pouvoir civil” (ibid. § 5).
Le Concile adopte donc le concept de séparation structurelle
entre l’Eglise et l’Etat qui suppose que l’Etat
ne reconnaît aucune religion comme “religion
d’Etat”. A cet égard, je signale qu’en
Europe le catholicisme n’est religion d’Etat
que dans quatre petits Etats (Lichtenstein, Monaco, Saint-Marin
et Malte). En outre, cinq pays accordent une place prééminente à une
religion (la Russie et la Grèce à l’Orthodoxie
; la Grande-Bretagne, la Finlande et la Norvège à l’Eglise
réformée).
En réalité, cette séparation Eglise/Etat
se traduit au niveau juridique par trois formules :
•
la séparation pure et simple : les confessions religieuses
relèvent du droit privé (USA, France) ;
•
la séparation coordonnée : les principales
confessions religieuses sont constituées en “associations
de droit public” avec possibilité d’accords
bilatéraux (Allemagne, Autriche, Croatie, Espagne,
Italie, Pologne, Portugal, Slovaquie) ;
•
la séparation hostile : une idéologie athée
ou agnostique réduit la liberté de religion à la
sphère privée et élimine la religion
de la vie publique (Cuba).
On peut avoir ainsi une séparation d’ignorance
mutuelle ou une séparation de respect réciproque.
Dans le monde d’aujourd’hui semble prévaloir
le concept de la “non-confessionalité” de
l’Etat :
• les Eglises sont incompétentes dans le domaine
temporel. Ce qui constitue une garantie de liberté pour
les incroyants et les adeptes des religions autres que celles
qui sont prédominantes ;
•
l’Etat est incompétent dans le domaine spirituel.
A une exception près : si une pratique religieuse
nuit à l’ordre public, le droit étatique
- et non le droit religieux - sera appliqué ;
•
l’Etat garantit la liberté civile en matière
religieuse et donc la possibilité de suivre les prescriptions
dogmatiques, morales et disciplinaires qui s’y rapportent
(abattage du bétail v.g.).
Il convient de rappeler que c’est au christianisme
que l’on doit la distinction entre pouvoir civil et
pouvoir religieux. Je dis “distinction”, car
l’Eglise a le devoir de favoriser l’entente avec
l’autorité étatique en vue de l’intérêt
commun. Léon XIII parlait d’une “ordinata
colligatio” (Immortale Dei). Le Code de Droit canonique
précise d’ailleurs le droit pour l’Eglise “d’annoncer
toujours et partout les principes moraux même en matière
sociale, ainsi que de porter un jugement sur n’importe
lesquelles des affaires humaines, chaque fois que les droits
fondamentaux de la personne humaine ou le salut des âmes
l’exigent” (can.747 § 2).
Il y a d’une certaine manière une inévitable
coexistence. “Dans tout pays à majorité catholique, écrivait
en 1959 le doyen Gabriel Le Bras, une véritable séparation
ne peut durer. Il se forme une sorte de concordat tacite,
dont les sources sont abondantes et parfois souterraines”!
L’Eglise ne “canonise” toutefois aucune
forme de gouvernement à condition, dira Léon
XIII, que “leur institution ne viole les droits de
personne et respecte particulièrement ceux de l’Eglise” (encyclique
Diuturnum illud). Le pape Jean XXIII reconnaîtra dans
Pacem in terris que l’origine divine du pouvoir “peut
se concilier avec n’importe quel type de régime
authentiquement démocratique” (n. 52). Jean-Paul
II déclarera toutefois que “l’Eglise apprécie
le système démocratique, comme système
qui assure la participation des citoyens aux choix politiques
et garantit aux gouvernés la possibilité de
choisir et de contrôler leurs gouvernants, ou de les
remplacer de manière pacifique lorsque cela s’avère
opportun” (Centesimus annus, n. 46).
L’Etat a lui aussi tout intérêt a cette
collaboration : l’Eglise forme la conscience des citoyens,
respecte le principe de la légitimité, engage à la
solidarité et à l’amour de la patrie.
Elle aide aussi l’Etat dans sa mission de service public
par ses propres institutions sociales (écoles, hôpitaux,
etc.). Bossuet, dans son discours sur l’unité de
l’Eglise , n’hésita pas à déclarer: “Le
sacerdoce étroitement uni avec la magistrature, tout
en paix par le concours de ces deux puissances !”
Dans ce dialogue permanent avec l’Autorité civile,
l’Eglise a trois préoccupations :
•
que l’organisation du culte et de la pastorale ainsi
que la nomination des évêques puissent s’effectuer
en toute liberté, sans aucune interférence
de la part du pouvoir ;
•
que les relations Eglise-société soient inspirées
par une saine coopération (Pie XII plaidait pour une “saine
et légitime laïcité” - discours
du 23 mars 1958) : sans subordination ou confusion et sans
que cela nuise aux citoyens qui professent une autre religion
ou qui ont une conviction idéologique différente
;
•
que la liberté religieuse soit comprise également
dans sa dimension sociale : pas seulement la liberté de
culte. La liberté des fidèles de pratiquer
leur foi en privé et en communauté ne se conçoit
pas sans la liberté de l’Eglise.
Les Eglises locales peuvent, certes, par des accords conclus
avec l’Autorité publique s’assurer la
garantie de certains de leurs droits. Mais il reste que ces “ententes” relèveront
du droit public interne et donc seront toujours fragiles
dans la mesure où elles seront soumises aux aléas
des régimes politiques ou des majorités parlementaires
qui se succèderont.
C’est alors qu’entre en jeu le Saint-Siège,
sujet souverain de droit international et organe central
de l’Eglise qui, grâce à l’instrument
diplomatique, est en mesure de donner à des accords
bilatéraux stipulés avec un Etat, au bénéfice
d’une Eglise locale, la force inhérente aux
traités signés par deux sujets du droit des
gens, grâce au principe général “pacta
sunt servanda”. Vous l’avez compris, je me réfère à l’instrument
concordataire.
Le terme “concordat” désigne en effet
l’accord solennel stipulé entre le Saint-Siège
et un Etat pour fixer par écrit les normes qui règleront
leurs rapports réciproques quant à l’organisation
et aux activités pastorales dans le pays concerné,
les deux signataire procédant d’égal à égal.
Le Concordat ne traite pas des questions relatives à la
foi, mais concerne plutôt la discipline, l’organisation
et la liberté de l’Eglise locale . Si autrefois
les Concordats étaient stipulés entre le Pape
et un Souverain, ils ont aujourd’hui conclus entre
un Gouvernement et le Saint-Siège, centre universel
unique de la communion dans l’Eglise, et qui assure
le gouvernement central de l’Eglise.
Ces accords bilatéraux peuvent prendre plusieurs
formes :
•
Le concordat, traité international en forme solennelle,
qui suppose l’approbation du parlement et l’échange
des instruments de ratification ;
•
une convention qui est souvent un accord en forme simplifiée
;
•
l’échange de Notes entre le Nonce et le Chef
du gouvernement ou le Ministre des Affaires Etrangères
(sans qu’il y ait besoin d’une ratification)
;
•
un échange de lettres entre Souverains pour assurer
le statut juridique de l’Eglise : Jean-Paul II et le
Roi Hassan II du Maroc (1983 et 1984) ;
•
un “modus vivendi”;
•
les lettres et les notes du Cardinal Secrétaire d’Etat.
Tous ont l’avantage de donner à l’Eglise
locale une couverture internationale qui fait que les droits
obtenus relèveront du droit international et la mettront à l’abri
de l’arbitraire des gouvernements qui se succèderont.
Le Code de droit canonique (can. 3) rappelle la validité des
accords internationaux stipulés par le Saint-Siège
: “Les canons du Code n’abrogent pas les conventions
conclues par le Siège apostolique avec les Etats ou
les autres sociétés politiques et n’y
dérogent pas; ces conventions gardent donc leur vigueur
telles qu’elles existent présentement, nonobstant
les dispositions contraires du présent Code”.
Selon le droit des Traités, le Saint-Siège garantit la supériorité du
droit international sur son droit interne.
Un concordat ou une convention stipulés par le Saint-Siège avec
un Etat ont pour objet de définir et d’assurer le statut général
de l’Eglise dans cet Etat, en particulier en reconnaissant la personnalité juridique
civile à l’Eglise et à certaines de ses institutions. Ils
peuvent aussi concerner des questions particulières ou des secteurs
déterminés de l’activité pastorale. Je pense par
exemple aux accords bilatéraux relatifs à l’Ordinariat
aux Armées.
Si l’on prend connaissance de leur contenu, on pourra
observer qu’ils commencent par un préambule
qui mentionne le principe de l’indépendance
réciproque de l’Eglise et de l’Etat, la
liberté religieuse telle que le Concile Vatican II
et les conventions internationales la définissent
et l’engagement à la coopération réciproque.
Le dispositif, lui, va comprendre l’énoncé des
droits qui sont ou seront reconnus à l’Eglise
locale :
•
reconnaissance de la personnalité juridique civile à l’Eglise
et à ses institutions ;
•
liberté de s’organiser selon le droit canonique
;
•
liberté de communication entre les évêques
et le Saint-Siège ainsi qu’avec l’épiscopat
mondial ;
•
liberté de nomination des évêques ;
•
liberté de juridiction ecclésiastique ;
•
liberté des congrégations religieuses ;
•
attribution des effets civils au mariage canonique ;
•
liberté des biens ecclésiastiques, avec souvent
des exonérations fiscales et l’affectation à l’Eglise
d’une partie des impôts ;
•
liberté d’enseignement.
Comme on peut l’observer, en réalité,
le système concordataire est au service de la vie
pastorale des Eglises locales, pour les soutenir et, si besoin,
les défendre. Si le droit canonique autant que le
droit international précisent que la compétence
concordataire relève exclusivement du Saint-Siège,
les évêques du lieu n’en sont pas pour
autant oubliés.
Le droit canonique prévoit, en effet, qu’ils
soient consultés et informés au stade de la
négociation ( can.365 § 3) et, une fois conclu
l’accord, le Saint-Siège peut habiliter la Conférence épiscopale à traiter
avec le Gouvernement des matières particulières
qui requièrent une étroite collaboration entre
l’Eglise et l’Etat. C’est une délégation
de pouvoirs pour assurer l’application rigoureuse des
engagements pris et énoncés dans le dispositif.
En outre, il convient de signaler qu’au stade de la
négociation, la commission du Saint-Siège,
présidée par un de ses représentants
qualifiés, comprend toujours un membre de l’Eglise
locale (souvent le président de la Conférence épiscopale)
et des experts du pays concerné.
Dans l’Europe des 25, quatorze Etats sont liés
au Saint-Siège par un Accord concordataire : Allemagne
(douze Länder), Autriche, Espagne, France, Italie, Portugal,
Luxembourg, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte,
Pologne, Slovaquie, Slovénie.
Il est intéressant de noter que seuls six Etats professent
expressément le principe de la séparation Eglise/Etat
(Hongrie, Lettonie, Portugal, République Tchèque,
Slovaquie, Slovénie). L’Allemagne, l’Espagne,
la Lituanie et l’Estonie rejettent ouvertement l’option
de la “religion d’Etat”, alors que l’Italie
et la Pologne proclament l’autonomie et l’indépendance
du pouvoir spirituel et temporel. La France est le seul pays à se
proclamer laïque dans sa Constitution (comme la Turquie
!).
En outre, pour la première fois, le Saint-Siège
a conclu un Accord avec Israël, avec l’Autorité palestinienne,
avec le Gabon et avec l’Organisation de l’Unité africaine.
*********
Le nombre élevé d’accords de type concordataire
conclus durant le pontificat actuel montre la fécondité des
relations entre l’Eglise et les Etats, comme en témoigne
le fait qu’en vingt-cinq ans de pontificat du pape
Jean-Paul II, le Saint-Siège a signé plus de
quatre-vingts accords bilatéraux.
Grâce au droit international, l’Eglise et l’Etat
peuvent se mettre d’accord sur des questions d’intérêt
mutuel. Partenaires égaux en dignité et en
droit, ils peuvent ainsi donner à certains droits
fondamentaux une garantie plus sûre - celle que procure
justement un traité international - , à l’abri
des aléas des options et des changements politiques
du pays concerné.
Finalement, personne n’a à redouter ce type
de coopération :
•
il est valide pour tous les régimes ... de la monarchie à l’Etat
totalitaire en passant par les différentes formes
de démocratie ;
•
il permet à l’Autorité civile de veiller
en toute légitimité à ce que les activités
religieuses ne troublent pas l’ordre public ;
•
l’Eglise s’y voit reconnaître son indépendance
dans le cadre d’un statut juridique conçu
d’un commun accord, sans qu’on puisse l’accuser
de bénéficier de privilèges ;
•
il n’est pas incompatible avec la “laïcité” d’un
Etat. Le Concordat de 1801 n’a-t-il pas résisté à toutes
les législations laïques de la France ? Aujourd’hui
nombre de pays s’inspirent de la philosophie concordataire
pour trouver une juste place aux religions dans les sociétés
multireligieuses et multiculturelles.
Ce que l’on doit redouter et combattre, c’est
l’ignorance et la clandestinité. L’Eglise
et l’Etat seront toujours côte à côte
et, comme l’histoire l’a prouvé, dans
l’impossibilité de s’ignorer. Si tout
le monde (ou presque) s’accorde pour respecter le sentiment
religieux des individus, certains ont encore quelque difficulté à accepter
la dimension sociale des religions. Jamais peut-être
comme aujourd’hui il n’a été aussi
clair que, si l’on peut ne pas reconnaître juridiquement
les institutions ecclésiastiques, il est impossible
d’ignorer le fait religieux !
De surcroît, “le dialogue de la vie” pousse
les responsables de l’Eglise comme de l’Etat à se
rencontrer et à collaborer pour le bien commun des
sociétés particulières. Si l’homme
est un “animal religieux” à la fois croyant
et citoyen, les deux pouvoirs sont condamnés à s’entendre
sans se confondre et à se fréquenter sans se
combattre. Sur ce parcours escarpé, ils trouveront
toujours l’aide du Saint-Siège : c’est
une des tâches de la diplomatie pontificale. Dans le
fond, il s’agit non seulement de contribuer à la
liberté des hommes et à la concorde sociale
mais, pour nous, pasteurs de l’Eglise, d’assurer “la
place du Christ et pour ainsi dire son droit de cité dans
l’histoire de l’homme et de l’humanité”.
Ainsi s’exprimait Jean-Paul II dans sa première
encyclique (Redemptor hominis n.10). Par où pourrais-je
mieux finir?
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